Des wagons fatigués, des rails désaffectés, des pièces rouillées jonchent ce terrain vague au centre de Cotonou, au Bénin. Comment deviner qu’ici, à l’époque coloniale et jusqu’aux années 1990, se pressaient voyageurs et marchandises ? Qu’un chef de gare à la casquette et tenue impeccables sifflait le départ d’une demi-douzaine de convois par jour ?
Assis sous un arbre en bout de quai, les cheminots encore en activité se confondent avec leurs collègues à la retraite venus répandre leur nostalgie. Car pour les passagers, c’est fini depuis dix ans et pour les marchandises, un train s’en va tous les sept ou dix jours vers le nord. Il revient parfois plus court qu’il n’est parti : des wagons déraillent ou sont vendus au poids à des ferrailleurs.
Et pourtant, le destin de cette gare, le destin de ces cheminots désœuvrés, celui du Bénin et de l’Afrique de l’Ouest est en train de basculer. Un sauveur s’est présenté. Il s’appelle Vincent Bolloré. Lui qui gère déjà 15 terminaux portuaires en Afrique se lance à la conquête des terres, dans une aventure à 2,5 milliards d’euros “La grande boucle“, un chemin de fer de 3.000 kilomètres pour relier cinq pays d’Afrique de l’Ouest : Bénin, Niger, Burkina Faso, Côte d’Ivoire et Togo. Cinq pays parmi les plus pauvres du monde
“On va transporter du coton, des fruits, des céréales, du ciment, du pétrole, du bois, des minerais, beaucoup de minerai et bien sûr des gens. Avec le Nigeria à coté, c’est un bassin de 200 millions d’habitants”
Sur les 3.000 km, il y en a 1.500 à construire et 1.500 à rénover. La pose des rails avance, plus au nord, à raison de près d’un kilomètre chaque jour. Poser des rails et ouvrir une voie à partir de rien, personne ne savait faire chez Bolloré. Il a fallu apprendre. En ce moment, plus de 600 hommes se relaient dans la chaleur, la poussière, les vents de sable, pour boucler les derniers kilomètres, notamment près de Brini, au nord de Dosso, là où Grégoire Worko, le chef de projet Blue Line au Niger, a dû avoir recours à un “tracé de l’enfer” pour éviter le village et son imbroglio : populations, mosquées, paysans, éleveurs, zone marécageuse…
Sur le chantier, il y a des soldats en cagoule pour faire escorte, des bulldozers qui défoncent le sol, une poussière monstre. On soude des rails aussi vite qu’il est humainement possible de le faire, avec un matériel réduit. “On a un chantier assez peu orthodoxe, ce n’est pas le genre ultra-garni en matériel”, arrive encore à s’amuser un chef d’équipe. Pour les coûts, on fait au plus serré.
Pour diviser les prix par deux, il faut avancer avec une philosophie bien particulière, ce qu’un responsable sur le terrain appelle “sa bite et son couteau”. Faire avec moins d’engins de terrassement (même si ce sont ceux de sociétés sous-traitantes), fabriquer soi-même ses traverses pour éviter le coût du transport, etc.
Peu à peu, les gares vont pousser et aussi les blue zones, des espaces ludiques et connectés, où le groupe fait la démonstration de ses batteries LMP. “C’est l’occasion de créer de la vie et des activités dans des endroits où il n’y en a pas ou peu. Si vous avez des gens autour de la ligne qui peuvent avoir de l’électricité, de l’eau et Internet grâce à nos technologies, ils viendront, et certains s’installeront !”
Boko Haram à l’est, les groupuscules djihadistes liés à Aqmi vers l’ouest, sans parler de l’étrange Far West aux frontières du pays (trafiquants de cocaïne, migrants, creuseurs d’or, militaires français…) ne préoccupent pas trop les Bolloré boys. Cela a même le pouvoir d’amuser Ange Mancini, l’ancien préfet et patron du RAID reconverti en conseiller spécial “Oui, bon, quand ils faisaient leur train, aux États-Unis, il arrivait que les Indiens attaquent, et ça ne les a pas empêchés de terminer…”
“Ma conviction, dit Bolloré, c’est que l’Afrique est au début de son développement, et que cela va aller bien plus vite que les experts ne le pensent. Pour moi, c’est clair, le continent africain va devenir ce qu’est la Chine, mais en plus gros et moins énigmatique. Et c’est une chance !”
Quelle vaste entreprise et, surtout, quelle foi en l’avenir ! Il faudrait beaucoup plus d’entrepreneurs de ce calibre pour nous faire sortir de notre léthargie. Une belle leçon de dynamisme et un magnifique pari sur l’avenir d’un continent en devenir.