Spinoza : Une philosophie de la joie

Spinoza (1632-1677) fut vénéré comme un sage, un saint homme, modèle d’humanité, de douceur, de réflexion, d’humilité et fut en même temps pourchassé comme un diable menaçant l’ordre établi. Car cet homme retiré qui vit pauvrement et qui ne publie presque rien se révèle extraordinairement influent. Le jour de son enterrement alors qu’il est mort en possédant quelques habits, des livres et un lit, six carrosses suivent sa dépouille…

À 23 ans, il est chassé de sa communauté juive d’Amsterdam au terme d’un rituel très sévère : “Vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits”

Pour survivre, il polit des lentilles pour des lunettes astronomiques et des télescopes en appliquant ses connaissances scientifiques. Cet artisanat lui laisse la possibilité, dans une petite pièce attenante à son atelier, de poursuivre la seule tâche qui lui importe : la construction d’une philosophie capable d’englober la totalité du monde, de l’existence et des actions humaines, en répondant comme les Grecs, à la seule question : « Comment vivre ? » ; On peut résumer l’essentiel de sa philosophie en cinq points.

1. «Dieu ou, si vous préférez, la Nature » ; Dieu se trouve synonyme de la nature, la nature équivaut à Dieu. Les deux noms renvoient à la même réalité. Il rompt aussi avec la conception habituelle selon laquelle Dieu et le monde seraient extérieurs l’un à l’autre. On peut alors comprendre que la perfection divine est présente dans la moindre des réalités.

2. Les hommes se croient libres. Ils ont le sentiment de prendre des décisions, de constituer ainsi le cours de leur propre existence. Mais ce ne sont que des constructions imaginaires engendrées par notre ignorance. En réalité, Dieu-la Nature obéit à des enchaînements de causes à conséquences qui sont tous régis par une absolue nécessité.

Et les hommes, eux aussi, sont régis par ce déterminisme. Il n’est pas en leur pouvoir de décider librement quoi que ce soit. S’ils le croient, c’est qu’ils ignorent les causes réelles qui les font agir. Autrement dit, je me crois libre à la mesure de l’ignorance où je suis de ce qui me détermine. Et mes décisions, elles aussi, découlent mécaniquement des causes qui me déterminent et qui sont extérieures à moi.

3. « Connaître vraiment, c’est connaître par les causes » affirme Spinoza. La connaissance exacte des causes inclut une voie de libération qui défait les illusions, les faux savoirs, les fausses attentes, les fausses craintes qui sont sources de tristesse et de malheur. Et cette compréhension complète de la réalité conduit à une transformation radicale du regard. Par exemple, mourir en connaissant exactement les causes du mal dont on est victime n’est pas du tout identique au fait de mourir en croyant que l’on a été puni par la volonté de Dieu ou par la malchance.

4. Ce point fit encore plus scandale : Il explique en effet que Bien et Mal ne correspondent à rien et qu’il s’agit de représentations vides. Les hommes construisent ces illusions en fonction de l’agrément ou du désagrément qu’ils trouvent aux situations qui se présentent.
Mais contre la conception, qu’il juge illusoire et mystificatrice, d’une morale fondée sur le choix libre, opéré par une volonté souveraine, entre des réalités opposées que seraient le Bien et le Mal, Spinoza instaure une éthique. Elle repose sur la connaissance de la réalité. Elle ne consiste pas à se conformer à des valeurs abstraites, mais à se comporter selon les conséquences tirées de la connaissance des causes qui agissent sur nous.

Par exemple, il ne viendrait à l’idée de personne de blâmer un nuage, de soutenir qu’il devra être réprimandé pour sa volonté mauvaise d’envoyer des grêlons sur les récoltes ! Cela n’empêche nullement qu’on se protège de l’orage aussi efficacement que possible.

5. Cinquième point : Sa philosophie établit la plénitude du désir, conçu comme affirmation et non comme manque ; “Le désir est l’essence de l’homme” disait-il.
Depuis Platon, le désir était pensé comme privation, expression de ce qui fait défaut. Spinoza affirme l’inverse : il soutient la positivité du désir, il en fait la source de nos jugements et de nos conduites. Selon lui, par exemple, un homme trouve une femme belle parce qu’il la désire. Il ne la désire pas parce qu’elle est belle, comme on le croit généralement. Une fois encore, Spinoza opère donc un renversement et à la place de l’illusion où vivent les hommes, il montre une réalité dont ils ignorent l’existence.

Il s’agit donc avant tout d’une philosophie de la joie et dans la joie, Spinoza voit un accroissement de notre puissance d’agir, une expansion de notre être qui s’oppose à la restriction de l’existence que la tristesse (qu’il appelait “une passion triste”) comporte et entraîne. Et selon Spinoza, la béatitude, cet état dans lequel vit le sage, n’est pas une extase, un abandon de la raison. C’est plutôt la plénitude ultime du savoir qui conduit à la vie bienheureuse.

D’après Roger-Pol Droit, Le Monde 2019 – “Le Miracle Spinoza” Frédéric Lenoir.
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1 réponse à Spinoza : Une philosophie de la joie

  1. empflix dit :

    Spinoza développe un eudémonisme, une éthique de la joie ou le Bonheur de l’homme résulte de l’expression de son essence, c’est-a-dire de son désir. Son désir induit de la joie pourvu qu’il soit un homme libre et autonome, c’est-a-dire exerçant son esprit (doué de Raison). Les affects de l’Homme sont des événements du corps et de l’esprit, qui sont indissociables. Ces affects sont positifs lorsqu’ils résultent de causes adéquates, c’est-a-dire conformes à la nature du sujet, dont il est une cause suffisante. L’homme augmente son autonomie en apprenant à identifier les causes réelles déterminant ses affects. L’amour est l’affect central à la source de tous les autres affects (avec la haine) et est source fréquente de joie. L’homme heureux de Spinoza exerce la réciprocité et recherche le bonheur pour les autres autant que pour lui-même.

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