Il parait qu’autrefois, au quartier Saint-Michel, vécut une cordonnière à la figure si parfaite que sa beauté plongeait tous les hommes à la ronde dans de peu convenables rêveries. Or, elle était mariée, et réputée vertueuse.
“Qu’a cela ne tienne, se dit un beau matin un Napolitain du voisinage. L’amour se nourrit d’obstacles, et je n’en crains aucun”
Allègre comme un âne défait de toute entrave, il se mit donc en tête de conquérir la dame. Mais comment ? « Regardez-moi cette Michèle-M’amour, avec ses rubans de toutes les couleurs, pensa-t-il. Me fera-t-elle un jour l’œil doux, moi qui n’ai jamais séduit que des maritornes aveugles ? Par ailleurs, si je me hasarde à la forcer, cette madone est bien capable, vive comme elle est, de me retourner un emplâtre à m’en faire voir les trente-six lumières de la Chandeleur”
Il réfléchit fiévreusement sur ce ton-là jusqu’à ce que lui vienne, à bout de ruminations impuissantes, l’idée d’user de magie. Il s’en alla donc consulter un vieux faiseur de philtres qui vivait dans un grenier d’apothicaire en compagnie d’un corbeau centenaire. Cet antique savant lui dit ceci, en confidence :
“Si tu veux rendre une femme amoureuse, sache que tu dois d’abord obtenir d’elle trois gouttes de lait de son sein. Après quoi tu les boiras en récitant telle invocation que je vais t’apprendre. Alors, foi de docteur, la demoiselle te courra aux trousses et ne te quittera plus, où que tu la conduises”
Le Napolitain, ravigoté par ces sulfureuses paroles, envoya donc un enfant messager chez la belle cordonnière avec mission d’offrir à cette inaccessible étoile dix écus en échange d’un flacon de son lait. Ce marché saugrenu scandalisa la dame. Planter son téton dans un goulot de fiole, voilà qui sentait trop la manigance de sorcier. Elle voulut jeter le marmot à la porte. Son mari la retint.
“Point de lait, point d’écus, lui dit-il. Dix pièces d’or, ma belle, cela vaut réflexion”
Il se prit le menton, regarda fixement les poutres du plafond, et son œil s’alluma. II attira sa femme au fond de sa boutique. “Fais semblant de te retirer dans ta chambre, lui dit-il, et va traire notre chèvre. Tu donneras son lait à la place du tien. Ainsi tu seras à l’abri de tout envoûtement, et nous aurons gagné notre journée”
Ce fut fait en un tournemain. Le garçon s’en revint avec son demi-litre de lait de bique chez le Napolitain qui n’y vit que du blanc. Il avala trois gouttes en invoquant les efficaces démons qu’on lui avait recommandés et attendit, l’espoir tourneboulant dans sa caboche en fête.
Une heure était à peine passée que la chèvre de la cordonnière, bel et bien ensorcelée, se mit à tempêter dans le réduit de planches qui lui servait d’enclos. D’abord, l’âme étonnée, elle bêla le plus étourdissant Magnificat qui fût jamais sorti d’un museau capricorne. Après quoi d’un coup de front elle enfonça la barrière et s’en fut trottinant parmi le peuple de la ruelle. Une foule de joyeux braillards lui fit bientôt escorte. Elle conduisit droit son monde jusqu’à la maison de celui qu’elle aimait déjà aveuglement.
Le Napolitain, sur le pas de sa porte, la vit venir avec effroi. Il voulut fuir. Mais comment échapper à l’impétuosité d’une amante aussi folle que résolue ? Elle lui bondit dessus, le renversa sur le pavé, lui lécha la barbe, lui baisa la bouche, et les yeux, et le nez, et bref lui fit bien voir qu’elle entendait régner désormais, sur sa vie.
Le terme de cette farce fut la mort de la pauvre chèvre, la fuite du Napolitain qu’on voulut faire brûler, et dix écus qui demeurèrent pour gage au pauvre cordonnier, qui en avait bien affaire. Ainsi finit l’histoire de ce Tristan de Naples et son Iseult d’enclos. Que Dieu les garde à l’abri de son manteau avec tous ceux, grands et petits, qui souffrirent un jour de dur désir d’amour.